Le 23 août 2023, un avion s’écrase près du petit village de Koujeninko, dans la région de Tver, au nord-ouest de Moscou. Parmi les corps retrouvés figure celui d’Evgueni Prigogine, le célèbre “cuisinier de Poutine” à la tête du groupe Wagner. L’oligarque s’était attiré les foudres du Kremlin quelques mois plus tôt lorsque lui et ses hommes s’étaient soulevés face aux méthodes de l’armée. Qualifiés de “supplétifs chevronnés” par l'État Major (même si le code pénal russe interdit la pratique du mercenariat), les légions étaient en réalité devenues la chair à canon du régime. De quoi saper la relation de confiance établie entre Poutine et l’homme d’affaires une décennie auparavant. Elle avait pourtant posé les bases d’un partenariat hautement stratégique dont les répercussions diplomatiques s’étendaient de Kidal à Damas. Mais on ne trahit pas Vladimir Poutine. Sa présence à l’opéra de Saint-Pétersbourg au moment du crash est symbolique. Symbolique de la déchéance d’une organisation dont le nom provient justement de Richard Wagner, le compositeur de la chevauchée des Walkyries.
L’heure est au questionnement. Qu’advient-il du groupe aujourd’hui ? Au moment où les statues du clan Assad sont déboulonnées à Damas. Où des vagues de terrorisme sans précédent s’abattent au Sahel. Où Zelensky serre la main de Donald Trump, habillé aux couleurs de l’Ukraine, à l’intérieur même de Notre Dame… La milice a perdu de son influence d’antan. Ses cadres ont été arrêtés ou abattus tandis que ses factions ont été dispersées dans une opacité aveuglante. Un brouillard que Moscou a entretenu dès le début de sa relation avec la société privée. Certains s'interrogent d’ailleurs sur ce désir d’invisibilisation alors que les crimes russes ne sont un secret pour personne. Au sujet de l’opacité, un mercenaire anonyme éclaircit la société civile dans une interview accordée à l’INA : “Parce qu’il s’agit d’intérêts commerciaux ! Le but d’une SMP (ndlr : société militaire privée) au fond c’est quoi ? Faire de l’argent.” Il serait pourtant naïf de s’arrêter à ce constat. “Ensuite, on défend les intérêts d’un Etat, là où l’Etat ne peut faire usage de son armée régulière.” Un secret de Polichinelle, donc.
Peu sont ceux qui établissent des rapports directs entre la stratégie diplomatique russe et l’implantation de Wagner dans l’espace et dans le temps. Il est pourtant primordial de s’y intéresser afin d’obtenir les clés de compréhension de cet “effet domino”. La Syrie est décrite par certains comme le laboratoire de l’Ukraine, mais ce sont les hommes de Prigojine qui posent les bases mêmes de l’intervention russe au Moyen-Orient.
PREMIÈRES INTERVENTIONS
C’est en 2013 que l’ours pose pour la première fois sa large patte sur la Badiya (désert de Syrie). Habitué aux grands froids, le plantigrade se retrouve en terre hostile. Le “corps slave”, une SMP alors dirigée par Dmitri Outkine (bras droit de Prigojine), s'installe au bord de l’Euphrate près de Deir Ez-zor. Les champs gaziers et pétroliers y sont nombreux. De quoi intéresser le géant russe Gazprom qui y jette son dévolu à grands coups de lobbying. Les premières missions du groupe consistent alors à sécuriser ces forages pour le compte du régime syrien. Malgré le soutien du GRU (services de renseignement), ces opérations tournent au fiasco. Des mercenaires vieillissants, issus des conflits tchétchènes et moldaves pour la plupart, se font décimer par des rebelles plus efficaces sur leur propre terrain. La défaite est lourde sur le plan humain, les intérêts fonciers régionaux pèsent davantage. A Molkine (base d’entraînement du groupe), on a déjà ratifié la présence paramilitaire sur le long terme, sans la moindre concertation des principaux concernés. “Quand tu t’enrôles dans une SMP, tu vends ta vie, elle fait de toi ce qu’elle veut” .
Le rapprochement entre la Russie et le gouvernement de Bachar acte l’arrivée de Wagner sur le terrain en 2015. Cette fois-ci, les troupes sont à la hauteur des enjeux. Le pays est à feu et à sang depuis les printemps arabes et connaît une répression civile sans précédent. Le “lion de Damas” est en effet soucieux de conserver sa main mise sur les institutions à une période où l’Islam politique gagne du terrain. Avec la diversification de groupes rebelles toujours plus radicalisés, l’ultra militarisation du conflit prend forme. Quand le Hezbollah et l’Iran financent le régime sur fonds de trafic, l’Occident arme lui aussi secrètement les Kurdes et autres factions hostiles à l’emprise Alaouite. La multilatéralité du conflit par sa diversité d’acteurs et de revendications lui donne un aspect des plus complexes. Wagner, en bras droit parfait du Kremlin, a une vision plus simpliste de la chose : chaque figure d’opposition représente une potentielle menace terroriste. La distinction entre civils et djihadistes devient floue, au détriment de la communauté sunnite, majoritaire dans le pays. Il est légitime d’établir un parallèle entre cette politique et la “dénazification de l’Ukraine” abordée dans les discours de Poutine. Ces slogans, au-delà de la fausseté du récit dans lequel ils s’inscrivent, sont empreints d’une vision manichéenne de la guerre.
UN REGAIN D'INFLUENCE
Œuvrer pour le bien face au laxisme de l’Occident, c’est l’objectif affiché par Poutine. Sous hégémonie américaine depuis la guerre d’Irak, l’ONU, impuissante, offre le champ libre à l’expérimentation de méthodes de guerre barbares. Une vidéo où l’on aperçoit des mercenaires exécuter un déserteur à coups de masse donne une idée de la violence instituée dans les rangs. L’exercice de la double frappe, tactique militaire où une première frappe est effectuée pour attirer les secours, suivie rapidement d'une seconde visant les intervenants, est lui aussi mis à exécution. Au-delà de ces cas particuliers, Wagner offre un soutien au sol crucial pour l’armée aérienne russe. La reprise de Palmyre courant 2016, alors détenue par l’Etat Islamique, n’aurait pas été envisageable sans l’intervention des légionnaires. Les victoires de ce type tournent à la démonstration de force, ce qui fait fanfaronner le pays des Tsars. Elles sont l’occasion d’afficher un Soft Power revitalisé. Cela n’avait plus été le cas à grande échelle depuis la fin de l'ère soviétique. Au cœur de la cité antique est alors organisé un concert symphonique sous la baguette de Valéri Guerguiev. Le monde entier observe la scène, inconscient de l’horreur perpétrée quelques semaines plus tôt.
Moscou, 5 Mars 2020. Poutine signe en compagnie de Recep Tayyip Erdogan un accord de cessez-le-feu concernant le bastion d'Idlib (Nord-Ouest syrien). Le désir de désescalade est partagé par les deux hommes tant les confrontations régionales pèsent dans les dépenses de leurs ministères respectifs. S'ensuit une accalmie temporaire qui fait le jeu de Wagner et de ses représentants d’intérêt. Les transactions liées à la sécurisation de champs miniers, gaziers et pétroliers battent leur plein. Des sociétés d'investissement détenues par Prigojine telles qu’Evro Polis le permettent. On retrouve un système de blanchiment similaire en Afrique subsaharienne dans des orpaillages centrafricains et maliens. Le business fait rage et donne les moyens à la milice de s'autofinancer grassement. Mais même les commerces les plus florissants finissent parfois par péricliter. Le mirage d’une pacification de la région aveugle les instances concernées par ce trafic, qui ne voient plus la réalité du conflit. On n’efface pas cinquante ans d’emprise militaire du jour au lendemain.
LA FIN D'UN RÉGIME
Certes moins présents sur le terrain, les rebelles ne rendent pas pour autant les armes. Hayat Tahrir Al Sham, avec le soutien d’autres groupes armés, attend le moment opportun pour renverser Damas. Leurs effectifs, rôdés, se construisent autour d’un discours nationaliste libérateur, sans doute plus conciliateur que celui de la guerre sainte. Un pari gagnant puisque le 8 décembre 2024, les rebelles investissent le palais royal après avoir mené une offensive éclair de douze jours. La guerre en Ukraine et le conflit israélo-libanais ont précipité le changement de rapport de force auquel on assiste aujourd'hui. Les soutiens historiques du régime répondent absents à l'appel, bien trop occupés pour ne pas dire empêtrés dans leurs propres guerres idéologiques. Qu’à cela ne tienne, une page se tourne pour le peuple syrien, finalement libéré du joug de Bachar et de ses supplétifs slaves.
L’asile politique du dictateur à Moscou dépeint l’incurie et l’instabilité semées par son clan depuis 1971. Les images de la réouverture des geôles de Saidnaya parlent d’elles-mêmes. Certains prisonniers du régime n’avaient pas vu le jour depuis plus de trente ans. Difficile d’idéaliser la suite des événements après un tel traumatisme. En fuyant la terre de Cham, le fils d’Hafez a échappé à la fatalité. Il faut croire que le boucher de Damas s’est attaché à son tablier. L’impunité dont il bénéficie est trop évidente pour qu’il prenne le risque de se tâcher.
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