Le gouvernement italien envisage de transférer en Sardaigne les déchets nucléaires issus du démantèlement des centrales du pays, et des secteurs de la médecine et de l’industrie. Une perspective qui suscite une vive opposition de la part des Sardes, dont le souvenir encore frais de la présence nucléaire sur l’île alimente la volonté de préserver leur territoire, mais aussi leur autonomie.
Sur la côte Est de l’île, le polygone de Salto di Quirra, centre d’expérimentation de missiles, engloutit depuis 1956 plus de 12 000 hectares de l’une des zones les plus sauvages de Sardaigne. C’est ici qu’a éclaté en 2011 ce que les Sardes appellent « l’affaire du Syndrome de Quirra ». Alors procureur de la République de Sardaigne, Domenico Fiordalisi enquête sur des cas de cancers et de malformations chez les habitants de la région. Le constat est sans appel : selon l’Autorité sanitaire locale, 60% des bergers vivant à proximité du polygone sont porteurs d’un cancer. Des traces d’uranium sont retrouvées dans les os d’animaux, et du thorium et de l’arsenic dans les cours d’eau et les souterrains. Et pour cause : pendant des années, les militaires du polygone pouvaient faire exploser chaque jour jusqu’à 800 kilos d’armements obsolètes venus de pays étrangers, et ce pendant plusieurs mois consécutifs. À cela s'ajoutent des tests de missiles, tirés en mer et jamais récupérés, si ce n’est par des pêcheurs malchanceux.
En quelques mois, la province de Quirra devient un laboratoire à ciel ouvert. Les scientifiques et géologues concluent à l’impossibilité de remettre le sol en état et à la présence de radiations nucléaires dans l’air et sur terre. Les nuages de fumée toxique ont contaminé les habitants des villages voisins, les eaux polluées ont pénétré dans les sols et été bues par le bétail. Plusieurs responsables sont inculpés pour homicide volontaire, détention et usage d’armes de guerre, ou encore violation de l’environnement. Mais les polygones de Sardaigne fonctionnent toujours. Et avec l’article 11 du décret n°181/2023, transformé en loi le 31 janvier 2024, ils pourraient même être choisis pour héberger des déchets nucléaires.
L’ITALIE ET LA QUESTION NUCLÉAIRE
Voilà bientôt quarante ans que la Botte a tiré un trait sur son aventure nucléaire. Un an après la catastrophe de Tchernobyl, les Italiens décidaient par un référendum national de sortir du nucléaire, mettant fin à l’activité des quatre centrales du pays. En 2011, ils réaffirmaient leur refus de l’atome, alors que le gouvernement de Silvio Berlusconi envisageait de relancer le programme nucléaire national. Même son de cloche en Sardaigne, où la ville d'Oristano sur la côte Ouest avait été retenue pour l’installation d’une centrale. Lors du référendum régional de mai 2011, à la question « Êtes-vous contre l’installation de centrales nucléaires et de sites de stockage de déchets radioactifs sur l’île ? », plus de 97% des votants avaient alors répondu « Oui ».
Mais deux mois plus tard, l’Union européenne diffuse plusieurs consignes sur le nucléaire. Parmi elles, la directive 2011/70/EURATOM imposant à tous les pays membres de centraliser le stockage de leurs déchets nucléaires. Rome confie alors à SOGIN, entreprise chargée du démantèlement des installations nucléaires et de la gestion des déchets radioactifs, la mission d’identifier des zones susceptibles d’accueillir un dépôt national unique pour stocker les déchets des anciennes centrales, et des secteurs médicaux et industriels. Dix ans plus tard, en 2021, SOGIN publie la CNAPI, la Carte nationale des zones potentiellement exploitables. Sur 67, 14 se situent en Sardaigne, en raison de « sa stabilité géologique et l’éloignement entre les zones habitées ». Un recours est immédiatement déposé contre la proposition de SOGIN. La CNAI, version actualisée de la carte, est transmise au Ministère de la transition écologique en mars 2022, et rendue publique en décembre 2023 : 8 zones potentielles de dépôt unique sont toujours identifiées sur l’île. Pour les Sardes, c’est le coup de grâce.
UNE TERRE À PROTÉGER
De par son statut spécial, la région autonome de la Sardaigne possède une certaine souveraineté, bien que toujours encadrée par Rome. La proposition de SOGIN se heurte ainsi à l’opposition des Sardes, qui rappellent leur autonomie en matière de gestion des terres et ressources environnementales. Simona Tola, responsable de communication du Comité anti-déchets nucléaires SAR X SAR No scorie Sarcidano per la Sardegna, dénonce « l’accaparement des terres, la défiguration du territoire, et des projets socio-économiques imposés d’en haut dans les territoires insulaires ». Une ingérence autoritaire qui fait écho à la militarisation forcée de l’île, appelée ironiquement “la poubelle de l’OTAN”. Simona Tola le rappelle, la Sardaigne est une zone bleue, célèbre pour la longévité exceptionnelle de ses habitants, mais présente aussi des zones à risque élevé de cancers et de maladies auto-immunes, « en lien probable avec des activités militaires », comme à Quirra. Impossible pour le Comité de voir l’île paradisiaque devenir, contre leur gré, une “poubelle nationale” menaçant habitants et environnement.
« Notre dernière motivation est l’éthique, la culture sarde étant essentiellement basée sur la relation harmonieuse avec la nature ». - Simona Tola, responsable de communication du Comité SAR X SAR No scorie sarcidano per la Sardegna.
Pour SAR X SAR, le développement de l’économie sarde doit suivre la vocation naturelle du territoire : « agroalimentaire, élevage, agriculture, tourisme, promotion et défense du patrimoine ». Le cœur même de la Sardaigne pourrait être affecté par un dépôt national, s’il devait accueillir en sa terre 78 000 mètres cubes de déchets radioactifs issus des anciennes centrales nucléaires, de la médecine et des activités industrielles. Les opposants au dépôt nucléaire dénoncent aussi le risque que représente le transport par bateau des déchets nucléaires vers l’île. En cas d’accident, une catastrophe environnementale pourrait bien affecter toute la mer Méditerranée.
JUSQU’OÙ IRA L’AUTONOMIE SARDE ?
Mais en septembre 2024, le ministre de l’Environnement et de la Sécurité énergétique Pichetto Fratin porte un nouveau coup à l’autodétermination sarde. Interviewé lors de la Confindustria [Confédération générale de l'industrie italienne, ndlr], il affirme : « L’évaluation des sites appropriés se poursuit. Si personne n’en veut, alors nous ferons trois dépôts, au Nord, au Centre, et au Sud ». Une déclaration qui va à l’encontre des recommandations de SOGIN, et qui expose la Sardaigne à un risque supérieur de voir l’un des dépôts installé sur son territoire. Pour la Présidente de la région Sardaigne, Alessandra Todde, l’inclusion de l’île dans la gestion du nucléaire est « une tentative de contourner la souveraineté de la Sardaigne ». Lors d’une interview, elle déclare alors : « Nous avons cessé d’être une terre de sacrifice ». La crainte reste, pour le Comité, de voir une municipalité accepter d’héberger le dépôt unique en échange d'une certaine somme d’argent, malgré l’opposition unanime des dirigeants sardes.
Lancée en novembre 2024, une évaluation environnementale stratégique permet aux autorités locales de s’exprimer une dernière fois quant aux emplacements de gisement désignés par SOGIN comme “appropriés pour accueillir un dépôt”. Une ultime chance pour la Sardaigne de manifester son désaccord. Le Comité SAR X SAR No scorie Sarcidano per la Sardegna, maintient sa trajectoire : « Notre tâche reste d’être attentifs à ce qui se passe sur nos territoires [...] et de lutter pour défendre la Sardaigne de la spéculation et du néocolonialisme ». Si leur refus n’était tout de même pas pris en compte lors de la décision finale, un tel choix pourrait symboliser aux yeux de beaucoup l’érosion progressive de leur statut spécial. Avec ses revendications d’autonomie, voire parfois d’indépendance, la Sardaigne est souvent perçue comme l’épine dans le pied de la cohésion nationale italienne. Reste à voir comment Rome compte composer avec ce sentiment croissant de défiance envers son autorité. Une chose est sûre : l’opposition sarde est celle d’une île qui refuse de voir une fois de plus son avenir décidé sans elle.
Comments